Boule Puante

03/01/2021

Cette histoire sera pleine de guillemets et de parenthèses nécessaires à la bonne compréhension. Ce soir c'est le « réveillon », celui qui sent bon le gel hydroalcoolique, les « Bonne Année » prononcés du bout des lèvres histoire d'éviter d'attirer le mauvais œil. C'est le matin, ligne 40, j'assure mes rotations avec la régularité de la pendule astronomique de la cathédrale de Strasbourg (oui, celle avec les petits personnages animés). Il fait très mauvais : pluie, vent, ciel bâché et gris. Tout semble gris avec lui. Comme cette jeune femme que je cueille dans un quartier huppé de Artigues. Malgré le masque je la reconnais, j'ai déjà eu affaire à sa mauvaise foi il y a quelques mois, elle ressemble à ces personnes qui prennent un joli papier à en-tête pour écrire une réclamation contre « toi-ta conduite-ta façon de leur parler » (au choix). Elle m'avait agressée verbalement devant mes autres passagers pour un retard « inacceptable »      (3 minutes...) à l'heure de pointe et m'avait traitée de menteuse lorsque je lui avait rappelé que le débouché de la rocade à l'entrée de Bordeaux est toujours bouché à cette heure là. Mais enfin...

Aujourd'hui pas de circulation, très peu de passagers, je suis dans le timing parfait. Je parie quand même qu'entre le port du masque et ma nouvelle coupe de cheveux très courte elle ne me reconnaisse pas, ça m'arrangerait. Nous arrivons au terminus, je me stationne tout en douceur, j'enclenche le « self » (le bouton magique qui permet aux passagers d'actionner celui de la porte automatique et de sortir).

Là, ça y est, ça dérape : « Madame » reste plantée comme un bâton devant la porte sans bouger. Dans ma tête : bruit d'un disque vinyle que l'on scratche...

- Madame, vous pouvez appuyer sur le bouton... (elle me coupe)

- Non ! Vous !

- Quoi ?? Mais « vous » appuyez sur le bouton, ça fonctionne

- (Elle piétine d'agacement) Je refuse d'y toucher, VOUS vous ouvrez !

- (Je me demande si j'ai bien compris à cause du masque...) Mais enfin allez-y, tout va bien !

- Quoi ??? Avec le Covid « vous » êtes « obligée » d'ouvrir, c'est à « vous » de le faire (sa voix devient plus aiguë)

Ca y est, on a atteint le Point Godwin 2020 : LE « Covid »...Je suis intérieurement consternée et je révise en accéléré dans mon petit cerveau les Notes de Services thématiques au cas où j'aurai raté quelque chose...je n'ai pas souvenir qu'on doive ouvrir les portes aux passagers en mode groom de grand hôtel...

« Madame » s'impatiente, je pousse un cri de coyote qui cherche sa meute :

- Houuuuuuu allez, allez...(et je déclenche l'ouverture de la porte)

Elle jaillit du bus comme échappée d'un train-fantôme à la foire, elle ouvre son parapluie et effraie une dame qui passait au même moment. Interloquée, la dame la regarde s'éloigner vers le tramway et moi je m'aperçois que « Madame » porte des gants...Jour J moins combien pour que mon chef m'appelle « On a reçu une réclamation te concernant... » ?